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Le matin où Cindy Bloom lut dans le journal que le nouveau messie Cael Madden avait réussi à s’infiltrer au Canada et qu’il allait donner une prestation monstre dans un stade de Toronto, elle sauta de joie. Laissant en plan ses activités d’agente qui, de toute façon, lui pesaient de plus en plus, elle quitta la base et alla se faire une beauté à son appartement. Pour ne pas se retrouver assise tout en haut des gradins, elle partit avec une heure d’avance, passa devant toute la file qui attendait à la porte et utilisa une fausse carte d’identité la présentant comme une agente de la Sûreté nationale.
Les préposés ne comprenaient pas très bien qui elle était, mais ils la laissèrent passer quand même en la reluquant de la tête aux pieds. Cindy n’avait jamais été consciente de sa beauté naturelle. Habillée en tailleur vert et en talons haut, elle brillait pourtant comme une émeraude. Elle émergea d’un tunnel et se retrouva dans la section 119. Un escalier menait à la patinoire. Elle examina les alentours, comme elle avait été entraînée à le faire. Un tout petit groupe de techniciens préparait l’événement. Il était bien difficile de distinguer les traits des visages de ces gens, car ils étaient bien trop éloignés d’elle.
Cindy descendit donc l’escalier et se fit galamment ouvrir la porte de la bande par l’un des employés. Elle se dandina sur ses talons aiguilles jusqu’au centre de l’aréna et reconnut alors l’homme qui se tenait aux côtés de Madden.
— Aodhan ? bafouilla-t-elle, surprise.
Pourquoi l’ANGE l’avait-elle dépêché à cette conférence plutôt qu’elle, qui épluchait le dossier du nouveau prophète depuis des semaines ? Furieuse, elle piqua droit sur lui, avec l’intention de lui faire connaître son indignation.
— Mais qui donc nous envoie un ange ? s’exclama Madden lorsqu’il la vit arriver.
La colère de Cindy tomba d’un seul coup. Elle s’immobilisa en voyant le saint homme s’avancer vers elle les bras tendus. Elle le laissa même la serrer contre lui sans se plaindre. S’il avait été un reptilien, il n’aurait eu aucun mal à l’étrangler et à s’en régaler.
— Ce vert est vraiment ravissant, la complimenta-t-il en l’éloignant doucement de lui.
— Je me nomme Cindy Bloom et le vert est une couleur que je porte depuis peu de temps.
— Bonjour, Cindy Bloom. Je suis Cael Madden, un homme qui devrait commencer à s’intéresser à d’autres couleurs qu’au blanc. Es-tu ici pour assister à la conférence ou pour me soutenir ?
— Est-ce que j’ai le choix ?
— Tout le monde est libre de faire ce que son cœur lui dicte. C’est justement ce dont nous allons parler aujourd’hui. J’aimerais que tu restes auprès de moi.
— Moi aussi…
Cindy entrevit alors, par-dessus l’épaule du prophète, le visage amusé de son collègue.
— Pourrais-je d’abord m’entretenir avec une personne de votre entourage que je connais bien ?
— Qu’est-ce que je viens de dire au sujet de notre liberté d’action ?
— Ce ne sera pas facile de m’y habituer, mais j’essaierai.
Il lui donna un baisemain et lui offrit son plus beau sourire. « J’aurais dû demander à Océlus d’emprunter son corps avant de partir pour Jérusalem », songea-t-elle en s’avançant en direction d’Aodhan. Elle se fit violence et détacha son regard de Madden. L’Amérindien ne chercha même pas à s’enfuir lorsque Cindy se planta devant lui, les mains sur les hanches.
— Que viens-tu faire ici ? demanda-t-elle sans cacher sa frustration. Pourquoi Cédric t’a-t-il envoyé pour protéger Madden alors qu’il savait pertinemment que ce dossier me passionnait ?
— Je suis ici de mon propre gré. En fait, l’ANGE sait probablement où je suis, parce que je porte ma montre, mais elle ne m’a pas demandé de faire ce travail.
— Je ne suis pas sûre de comprendre…
— J’ai profité de quelques jours de vacances pour aller écouter sa conférence à Washington et je pense qu’il pourrait bien remettre de l’ordre dans le chaos qui règne sur Terre en ce moment. Je l’ai aussi aidé à traverser la frontière.
— Illégalement ?
— Juste un peu. À présent, il faut que je trouve une façon d’assurer son départ pour Jérusalem.
— A-t-il un passeport, au moins ?
— Oui, mais il a aussi beaucoup d’ennemis.
— As-tu l’intention de l’accompagner en Terre sainte ?
— Je n’en sais encore rien. Il faudrait pour cela que je demande un congé sans solde, et l’ANGE est vraiment à court d’agents en ce moment.
— Tandis que moi…
— C’est bien pire dans ton cas, Cindy. Tu es un agent fantôme. Tu appartiens à la division internationale. Ce serait à Mithri qu’il te faudrait demander cette permission.
— Premièrement, je n’appartiens à personne, et deuxièmement, il est grand temps que j’écoute mon cœur.
— Cindy ! l’appela Madden.
La jeune femme se sentit fondre de l’intérieur.
— Il a cet effet sur tout le monde, affirma Aodhan, amusé de voir sa collègue perdre tous ses moyens.
Elle cessa de l’écouter et retourna auprès du berger comme une petite brebis bien docile. Il lui tendit la main, qu’elle prit sans réfléchir, et marcha avec elle sur l’aire de la patinoire, exceptionnellement recouverte de planches en bois. Si plusieurs institutions avaient disparu après le Ravissement, les sports, eux, avaient survécu.
— J’aime bien commencer mes conférences par une prière, avoua-t-il à sa nouvelle conquête. Seras-tu à mes côtés à ce moment-là ?
Cindy faillit répondre qu’elle aimerait bien rester avec lui pour le reste de sa vie, mais se secoua.
— Ce serait un honneur pour moi.
— Alors, tu es l’amie d’Aodhan ?
— Collègue. Je suis sa collègue, pas son amie de cœur.
— Crois-tu en Dieu ?
— Je suis juive, mais je ne pratique pas ma religion, ce qui ne m’empêche pas de croire en Dieu.
— Savais-tu que le Dieu de toutes les religions sur cette planète est une seule et même force cosmique ?
— Je m’en doutais un peu, mais ce n’est pas un sujet dont on parlait beaucoup… du moins, avant que vous n’arriviez sur la scène publique.
— Viens, nous ne pouvons pas rester ici. Les gens vont bientôt se placer dans les gradins.
Elle se laissa entraîner dans la chambre des joueurs, où Aodhan les rejoignit. Il devint évident pour Cindy, au bout d’un moment, que l’Amérindien se comportait en garde du corps plutôt qu’en disciple du nouveau messie. Elle observa Madden, qui semblait se recueillir. Son silence lui fit tout de suite penser qu’il était peut-être en contact avec ce Dieu qu’il servait au péril de sa vie, comme Océlus.
Cindy lui tint la main lorsqu’il récita sa prière d’ouverture, puis elle alla s’asseoir près d’Aodhan durant son discours exalté. Madden parla pendant près de trois heures qui parurent ne durer que quelques minutes. Lorsqu’il revint vers la jeune femme, ce fut sous un tonnerre d’applaudissements. Son visage rayonnait comme celui d’un enfant. Cindy le serra dans ses bras en pleurant de joie.
— Où aura lieu la prochaine conférence ? murmura-t-elle à son oreille.
— À Montréal. Seras-tu à mes côtés ?
— Oui.
Elle partagea ensuite un repas végétarien avec Madden, Aodhan et quelques-uns des proches du prophète, pendant lequel ils échangèrent leurs points de vue sur la fin du monde. Au lieu de s’offenser de leurs convictions différentes de la sienne, Madden s’en amusait beaucoup. C’était un être simple, qui aimait la vie et qui ne devenait sérieux que lorsqu’il ouvrait la bouche devant des milliers de personnes. « Comme le Jeshua dont Yannick m’a parlé », constata finalement Cindy.
La jeune agente eut beaucoup de mal à quitter son nouvel ami, ce soir-là, mais il lui assura avec son sourire irrésistible qu’ils se reverraient bientôt. Aodhan voulut la reconduire chez elle, mais elle déclina son offre, préférant être seule pour réfléchir. Elle sauta donc dans un taxi et rentra à son appartement. Une fois dévêtue et prête pour la nuit, elle se prépara un thé et se coucha en boule sur le sofa du salon.
— Que veux-tu vraiment dans la vie, Cindy Bloom ? se demanda-t-elle. Devenir une super espionne comme Océane ? Remplacer Mithri Zachariah à la tête de l’ANGE quand j’aurai les cheveux gris ? De toute façon, si j’en crois les prédictions des prophètes, je n’aurai pas le temps d’en avoir…
Depuis qu’elle s’était fait enlever deux fois par des reptiliens, Cédric ne lui faisait plus confiance. Au lieu de l’envoyer enquêter sur le terrain, il la confinait continuellement aux Laboratoires.
— Il est temps que je vole de mes propres ailes, décida-t-elle. Je veux aider quelqu’un comme Cael à sauver le monde !
Le lendemain, elle retourna à la base avec la ferme intention de mettre fin à ce chapitre de sa vie. Elle ignorait si Cédric était habilité à recevoir la démission des agents fantômes, mais elle le saurait assez rapidement. Elle se rendit directement aux Laboratoires et écrivit une longue lettre remerciant l’ANGE de lui avoir fait confiance et annonçant son départ de l’organisation le jour même. Elle l’imprima et alla la porter à son directeur en mains propres.
Cédric ne semblait pas du tout dans son assiette. Il portait un col roulé noir sous son veston gris qui, de l’avis de Cindy, ne lui allait pas bien du tout. Le directeur parcourut la lettre sans afficher la moindre émotion, puis la déposa sur sa table de travail et leva un regard interrogateur sur la jeune femme vêtue de vert de la tête aux pieds.
— Le statut d’agent ne te donne pas le droit de faire tout ce que tu veux, lui rappela-t-il.
— Je sais, mais il ne donne pas non plus à l’ANGE le droit de me laisser sécher sur une tablette. Je comprends que les temps sont durs et que même les interventions de surveillance sont risquées, mais je n’en peux plus d’être enfermée ici. J’ai envie de faire quelque chose de concret pour préserver ce qui reste de cette planète.
— Même si tu travailles physiquement à Toronto, tu relèves de la division internationale.
— Dans ce cas, j’aimerais que tu transmettes cette lettre à qui de droit. Si jamais ma démission était refusée, alors vous viendrez me chercher là où je me trouverai, car je pars tout de suite.
— Cindy…
— Il est inutile de vouloir me retenir. J’ai bien pesé le pour et le contre de ma décision. Ma place est auprès du sauveur du monde.
— Cael Madden…
— Tu devrais prendre le temps de l’écouter. La Bible nous a annoncé le retour de Jésus à la fin des temps. Eh bien, je crois l’avoir trouvé.
— Tu sembles bien décidée, alors je ne tenterai pas de te retenir. Je dois cependant te mettre en garde contre les mirages qui sont trop beaux pour être vrais.
— Merci de te soucier de moi, mais je suis assez grande maintenant pour savoir ce que je fais. Je n’oublierai jamais mon expérience auprès de vous.
Elle contourna le bureau et embrassa son directeur sur la joue, puis gambada joyeusement jusqu’à la porte qui s’effaça devant elle. Cédric se surprit à lui envier sa légèreté. Il mit sa lettre de démission de côté afin de finaliser ses propres préparatifs de départ. Ses dossiers se devaient d’être impeccables, car il ne voulait pas donner de maux de tête inutiles à Fletcher. « Comme si une telle chose était possible…», soupira-t-il intérieurement.